La vieille Europe et le Sauvage chez le Tout-Monde


Le Tout-Monde :
- Nous sommes réunis pour réfléchir ensemble aux allées venues historiques, intellectuelles et artistiques de la prévenue ici présente. Madame Europe, -pardon- Mademoiselle, vous convoquez notre assemblée pour : avoir parcouru le monde sans relâche à la recherche de richesses matérielles, par tous les moyens de locomotion inimaginables, en utilisant tous les combustibles possibles produits par la nature et les hommes ; avoir cru appartenir au centre et partir de ce centre pour faire du reste du monde une vaste périphérie imaginaire et exotique ; avoir exigé des habitants de ces dites périphéries qu’ils adoptent une seule et unique vérité culturelle, spirituelle, et idéologique, la vôtre ; avoir établi une hiérarchie entre les cultures elles-mêmes en vous plaçant en haut de cette échelle évolutionniste et civilisationnelle ; avoir pillé jusqu’à la dernière goutte d’eau, de sueur et de sang ces étranges peuples aux coutumes dissemblables ; avoir tenté d’uniformiser des mondes multiples à partir de votre centre et du haut de votre échelle.


L’Europe :
- Je reconnais tout. Et j’ai décidé de comparaître dans cette assemblée ce soir car il est urgent de vous informer d’une situation très grave… Enfin… J’ai besoin de vous. Vous êtes ma dernière chance, mon seul espoir, l’ultime recours à mon drame : JE ME MEURS. Je croyais avoir tout le nécessaire, même le confort parfois poussé jusqu’au luxe, pour mener mon quotidien, les extras, les plaisirs de la vie. Tout ce qu’il faut pour vivre. J’ai voulu tout connaître, explorer, transmettre, diffuser mes savoirs et mes croyances. J’ai cru en un pouvoir infini par les sciences, les lettres, le beau et le vrai. Oui, j’ai exploité, intimider, fait pleurer, saigner. Je ne pensais pas à mal votre Honneur. J’ai pensé offrir une âme au… au Sauvage. Ce Sauvage que je trouvais déjà beau. Terrifiant… Mais tellement beau. Aujourd’hui je me meurs, parce que je ne crois plus. Je ne crois plus en rien. Mon centre est devenu un gouffre de sens. Cela fait longtemps que je le sens, que je le sais… il n’y a plus de sens. Un déficit, un manque, un complexe. Cette carence que j’essaie pourtant de combler depuis tant d’années n’en finit pas de se creuser. J’ai continué à chercher, à explorer… car il y a -et je ne vous l’apprends pas- encore d’infinis territoires, réserves de richesses insoupçonnées. Voilà ce que je recherche à présent, la seule richesse qu’il me manque, le dernier vide à combler, celui de la culture, celui du sens à défaut de la foi. Je veux être un Sauvage pour communiquer avec la nature. Je veux être un Sauvage pour transmettre mon interprétation de la vie et du monde à mes enfants. Je veux être un Indien, un Autochtone, un Aborigène. Je veux pouvoir retrouver l’inspiration, me ressourcer, voyager, aller vers ceux qui ont une culture.


Le Sauvage :
- Ta requête est entendue. Pour cela, tu dois être exote en ton propre pays. Tu as voyagé, tu as goûté à des saveurs qui dépassaient ton instinct, tu as dansé sur des rythmes profonds, jouer de la musique d’esclaves sans jamais avoir connu le travail forcé, tu as peint la nudité sans jamais avoir marché pieds nus. Fuir ton pays fut une première phase, tu dois maintenant te libérer de lui. Plutôt que d’envier l’Autre pour la connaissance qu’il a de sa propre culture, trouve le chemin de la tienne. Peut-être te faudra-t-il le prendre à rebours, reconstruire des ponts de la mémoire collective, fouiller dans les merdes familiales… Fini l’exotisme. Tu ne peux plus te permettre de chercher des familles d’adoption pour fuir ce qui t’insupporte chez les tiens. Tu ne dois plus justifier tes pillages par le besoin d’inspiration. L’idiot du voyage use le monde et détruit l’objet de sa quête au fur et à mesure qu’il avance vers lui et piétine les terres jusque-là inexplorées. Ta quête d’authenticité restera éternelle si tu ne remontes pas à ta source. Ton désir de te faire Sauvage est un désir de liberté. Mais la liberté n’est pas un état. Elle est un chemin. Si tu as cru que j’étais libre, c’est parce que je me suis toujours senti prisonnier. C’est mon mouvement perpétuel vers une libération que tu perçois. Tu n’as plus cette démarche parce qu’on t’a fait croire que tu étais libre de tout : libre de détruire le sens, d’acheter toutes les valeurs fondatrices de l’humanité, de les vendre, de casser les modèles sans jamais en reconstruire aucun, libre d’obéir à un système qui te met au centre. Cherche ta liberté dans le chemin. Ton cheminement sera plus fécond que ta réussite.

Le Professeur Proutskaïa vous parle

Pourquoi les Pygmées ?
ou "un maudit Français au Québec"

(Tad n°6)


Très chers lecteurs, vous qui êtes si fidèles à mes préceptes philosophiques, il me faut aujourd’hui me confier à vous et vous interpeler sur de sombres agissements au sein de la corporation ethno-musicologique. Je fus confronté, dans le cadre d’un colloque international (car j’ai la chance de me déplacer à moindre frais en classe affaire pour 20 minutes de présentation puis 6 jours de balades touristiques ou de débats stériles – au choix), à une situation très embarrassante, et à laquelle je n’ai toujours pas les moyens de répondre de manière concrète. Une chercheuse venant d’acquérir une chaire de musicologie à l’Université de Montréal (pour ne pas la nommer), jeune collaboratrice d’un grand ethnomusicologue sur le déclin spécialiste des Pygmées (pour ne pas le nommer), nous a présenté ces dernières expériences sur l’émotion musicale grâce à une collaboration avec les neuropsychologues de la musique. En effet, les départements de musique et de neuropsychologie sont voisins sur le campus, d’où de fructueuses coopérations pour le seul intérêt scientifique vous vous en doutez bien. Cette charmante femme s’est donc rendue auprès de « Pygmées » avec un protocole d’enquête bien peu probable, et pourtant : il s’agissait (partant du postulat que ces « petits noirs » n’auraient jamais été en contact avec la culture occidentale) de leur faire entendre des morceaux de musique occidentale (partant du postulat que la culture occidentale, si tant est unique, se limiterait à des sonates pour piano) et qu’ils désignent un des trois visages photographiés présentés devant eux d’une femme occidentale (donc blonde et blanche). L’auditeur avait donc le choix entre un visage triste, un visage joyeux, et un visage apeuré (partant du postulat que les émotions sont universelles ainsi que la façon de les exprimer). Un choix haut en couleur qui reflète bien le panel émotionnel des Occidentaux (partant du postulat qu’ils existent) dont certains Indiens se moqueraient bien faisant référence à la théorie du rasa.


Que montre l’expérience ? Premièrement, la chercheuse n’avait rien à faire dans un colloque d’ethnomusicologie, car cette discipline n’est pas la musicologie des « ethnies » mais bel et bien un travail anthropologique sur des thèmes musicaux. Or sa posture sur le terrain était bien loin d’une attitude ethnographique, empathique, immersive etc… Elle arrive avec un dispositif pseudo-scientifique et technique qui lui donne les mêmes attributs que ses prédécesseurs du siècle dernier dans les colonies mondiales. Deuxièmement, telle Diane Fossey avec ses gorilles, elle présente un protocole d’enquête qui ne prend pas en compte la parole des informateurs, voire la nie totalement en leur présentant des images à désigner du doigt. Ou simplement que personne de l’équipe scientifique n’était armé pour dialoguer dans la langue de cette nation pygmée. Car en effet, les Pygmées n’existent pas. Cette désignation provient d’un terme de grec ancien, et voici de nombreux siècles que les différentes « nations » se distinguent entre elles, malgré les récentes études sur leur ADN et leur origine génétique commune (un autre programme de recherche hautement financé était également présenté par une équipe française lors de ce colloque, il alliait entre autres ethnomusicologie et génétique). Ma question reste somme toute très pragmatique : pourquoi les Pygmées ? Parce qu’ils ont du temps à consacrer à la recherche franco-québécoise ? Parce qu’ils ne sont pas choqués qu’on leur recherche une fois de plus une origine génétique commune (ce qui ne serait-pas le cas d’autres groupes ayant déjà subi des sévices exterminateurs) ? Parce qu’ils sont en train de disparaître de leur milieu de vie rural pour galérer en ville, sans papiers, adoptant l’idée douloureuse qu’il est temps de se plier au « développement » ? Je vous concerte car les bras m’en tombent, et que moi-même ne suis pas digne de relever un débat scientifique de cette hauteur pygmoïde.

Soyons irrécupérables !



Il ne s’agit nullement d’une injonction anti-écolo ou contre-glanage, mais bel et bien d’un appel à la résistance dans nos productions artistiques et intellectuelles. De quelles manières produire une connaissance valable qui ne soit pas récupérable par des idéologies contraires et ennemies ? Prenons l’exemple d’un texte à la fois scientifique et littéraire comme pourrait l’être celui d’un ethnographe. L’ethno-graphe, celui qui « écrit » un « peuple » a encore aujourd’hui deux possibilités. La première, écrire dans les rails de l’académisme, se garantissant une carrière universitaire, et adhérer au ton « neutre », celui de l’objectivité. La seconde, écrire à partir de lui, se préparant aux accusations de postmodernisme par ses collègues, et utiliser le jeu de la subjectivité, le « je » qui a vécu et témoigne de sa place. Finalement laquelle de ces deux écritures est selon vous la plus irrécupérable ? Quitte à ne pas être une science exacte, autant choisir le mode subjectif à ne pas confondre avec le mode autobiographique et narcissique. Il s’agit par un travail réflexif, parfois même de socio-analyse, d’inclure dans son écriture une description du point d’observation et une démythification du regard. Le lecteur est ainsi informé de l’origine du texte. L’ethnographe se livre au lecteur comme l’aborigène de ce texte. Nous déconstruisons la définition littérale de « ethnographie » comme « écriture d’un peuple » pour proposer « informer de l’origine du texte ». La plus vulnérable des écritures, la plus récupérables, serait celle qui reste dans l’entre-deux, qui se voudrait neutre tout en étant nourrie d’éléments inconsciemment normés par la culture de l’auteur et présentés comme objectifs. L’objectivité parait presque à ce niveau-là et dans les sciences dites « humaines » être une contrainte imposée par le haut pour inciter à la production d’un texte creux mais imposant dans sa forme. Tel un monument historique sculpté dans la pierre la plus indestructible mais qui serait au fil de l’histoire au centre de commémorations contradictoires. Soyons irrécupérables ! N’acceptons pas ce cadre, au départ adapté aux sciences dures, dans nos réflexions humaines sur le multiple et la complexité du réel. Et à nous également de sortir du texte. L’acte est d’autant plus irrécupérable qu’il est libre de contraintes académiques et d’autocensure bien pensante. Nos corps et nos voix, dans l’instant, ne peuvent être récupérés si nous restons radicaux. Si nous parlons de là où nous sommes, sans chercher de légitimité, sans asseoir un pouvoir, si nous disons juste qui nous sommes et ce que nous voyons. Si nous n’abandonnons jamais notre esprit critique et notre conscience du global dans l’instant et dans l’histoire. Là aurons-nous peut-être réussi à être irrécupérables, si nous ne le sommes pas déjà depuis longtemps. Notre « irrécupérabilité » est à la fois cause et conséquence de notre liberté, et notre recherche collective. (Les Aborigènes, Editorial du Tad n°6, 2010)

Prière à Sainte Précaire




« Délivrez-nous Sainte Précaire,
maintenant que nous sommes vivants,
des turpitudes intellectuelles
qui nous rendent lucides sur la cruauté du monde.
Permettez-nous de ne plus analyser le monde social,
D’accepter les hiérarchies, de nous soumettre aux puissants,
De façon à nourrir nos proches, nos enfants,
Sans se compromettre aux yeux de notre Seigneur.
Donnez-nous aujourd’hui les certitudes d’un monde figé,
Pour que nous puissions dresser nos frères
et répondre à la demande du marché.
Nous oublierons les enseignements passés, les connaissances usées,
Pour nous plier aux normes et aux règles de l’évolution »




(icône par Julien Cordier)