MuCEM : à l'endroit de l'envers - Chronique du Pr Proutskaïa*


Printemps 2013, arrive dans ma boîte aux lettres un contrat de cession de droits d'auteurs de la part du MuCEM après cinq ans de silence. Éternel étudiant, j'avais eu l'infini honneur d'être remboursé par l'institution muséale d'un billet low coast vers un terrain d'étude carnavalesque. Six semaines de recherche, des dons d'objets, des films, des photographies... ce courrier raviva mon sentiment de l'exploité toujours reconnaissant du plus petit intérêt que l'institution peut porter sur son travail. Après moultes désillusions et colères au sujet du MuCEM, largement distordu entre sa conception et sa concrétisation, je me voyais tout de même impatient de découvrir l'exposition sur les carnavals en Europe et en Méditerranée.

Je débarque alors à Marseille après une saison carnavalesque intense : campagne électorale derrière José Beauvié, concours de doigts au cul appelés « olives », initiation au cri de la moule et à l'accouchement aérophagique, macération de chatons morts à la lie de vin, dégustation de tomme sauvage autour d'un feu... Qu'est-ce que l'exposition allait bien pouvoir montrer d'un fait social qui n'est qu'expérience ? Les confrères carnavaliers de la Plaine marseillaise m'avaient charrié avant l'inauguration insinuant que je collaborais à la célébration mortifère des fossoyeurs du carnaval. J'arrivai devant le musée, certains y manifestaient pendant que d'autres, « inculpés de carnaval », leur insufflaient la contestation. Alors carnaval aurait désormais droit de cité au musée mais pas dans la rue ? Je me faisais donc la réflexion qu'une exposition sur carnaval n'empêcherait rien dans la rue, bien au contraire, mais que le nœud de l'affaire était la légitimité d'une telle fête dans les villes européennes d'aujourd'hui.

Si on ne pouvait pas accuser le MuCEM d'enterrer carnaval (ce serait lui donner trop de pouvoir), on pouvait en revanche lui reprocher de s'être désolidarisé des acteurs locaux et contemporains du carnaval de la Plaine. Une fois de plus, les institutions publiques et en particulier les ethnologues payés pour réaliser cette exposition ont délibérément joué aux autruches grâce à des plateaux d'huîtres. Venons-en à la dite exposition : beaux costumes, beaux masques, belles vidéos, beaux chars... un vrai petit Quai Branly qui relègue l'ethnologie à un spectacle de la diversité culturelle et à un instrument de sauvegarde des « biens » culturels. Les commissaires de l'exposition ont évidemment plaisir à muséographier les expressions carnavalesques subversives mais parce qu'elles ne le sont pas vraiment1, parce qu'elles sont maintenues à distance par des exemples choisis en Guyane ou dans d'autres pays européens2, ou enfin parce qu'on s'attache bien à ne jamais nommer ce que dénonce le carnaval en question (le capitalisme la plupart du temps).


Si l'on ne voit rien au sujet des carnavals urbains non institutionnels (Nice, Arles, St Affrique, Montpellier...), peut-être est-ce mieux ainsi, au vu du propos général de l'exposition « le Monde à l'envers ». Au lieu de trouver une réflexion globale sur les traditions populaires, leur légitimité ou non, la répression du carnaval à travers l'histoire et son infantilisation, on suit un faux charivari esthétisant montrant à la fois la variété des carnavals « euro-méditerranéens » et leur socle commun d'un « carnaval sans frontières »3. Le musée évacue ainsi du carnaval toute sa dimension conflictuelle : la réappropriation de l'espace public, la fête non marchande, l'autolégitimation de la tradition, l'autodétermination culturelle, l'émergence d'une conscience collective de nos possibles et des limites imposées. En effet, quand tombent les masques et les coups, nombreux sont ceux qui s'étonnent de voir leur carnaval réprimé ou de voir la police prendre son pied à mater la viande saoûle. Carnaval est une tradition populaire et comme toute culture populaire, il devient aussi un champ de lutte idéologique. Au-delà de la bataille entre l'ordre et la liberté qui se joue parfois en rang serré, ce sont bel et bien les inégalités de la légitimité culturelle qui est ici en question. Par et pour qui, avec quoi et comment, la fête est plus ou moins légitime aux yeux des pouvoirs publics ? Les énergumènes qui s'amusaient à déambuler en costume vénitien dans les couloirs de l'exposition n'avaient pas l'air de vouloir y répondre... Je fantasmais entre deux huitres sur une attaque de pailhasses qui les tremperaient dans une baignoire de « merde ».

Le MuCEM, institution aussi polémique que conformiste, encourage ici l'idée que la patrimonialisation serait l'unique avenir légitime des traditions populaires, une idée propagée entre autres par l'UNESCO, au moyen de son enflure d'inventaire du « Patrimoine Culturel Immatériel » et de ses mesures de sauvegardes4. Le nouveau musée conforte également l'idée que l'ethnologie n'aurait que le choix du repli patrimonial, laissant derrière elle sa vocation d'émancipation sociale et politique défendue par de nombreux chercheurs et penseurs de la discipline, notamment par la mise en lumière des dominations, l'analyse des rapports de force et des frontières entre cultures légitimes et cultures illégitimes et par une réflexivité de notre rapport à l'altérité. Je ne suis pas sûre qu'une Germaine Tillion ou un Pierre Bourdieu se seraient auto-congratulés un cocktail à la main devant le MuCEM en admirant le bâtiment de béton, sans s'intéresser aux manifestants de l'esplanade et sans questionner la vocation contemporaine d'un musée de société.


Carnaval a la possibilité de s'autolégitimer en faisant usage de la « tradition », une notion à laquelle certains anars carnavaliers sont réfractaires parce qu'assimilée au cours du 20e siècle aux idéologies conservatrices et réactionnaires. Pourtant, et on me l'avait fait comprendre à Nice dans les années 19905, la tradition a cette force autolégitimante : « Mais enfin monsieur l'agent, nous sommes là à telle heure parce que c'est tel jour et que chaque année nous sommes là de cette façon ! L'aviez-vous oublié ? ». Si la tradition peut faire référence au passé, elle constitue aussi parfois une critique de l'idéologie libérale du progrès et du développement qui entretient et renforce les illégitimités culturelles. Plus que de tradition, il s'agit en fait d'un usage de la tradition comme d'une arme d'autolégitimation. Le MuCEM tente de mettre carnaval dans ses murs, en vain, peut-être parce qu'il a besoin de carnaval, mais carnaval n'a sûrement pas besoin d'un musée pour être légitime. Sa place reste dans la rue, à nous de façonner notre légitimité à le célébrer ainsi. En fin d'exposition, je redécouvrais les costumes dont des indigènes m'avaient fait don : au départ sans grande valeur esthétique et finalement décontextualisés, ces objets avaient été dépouillés de tout leur sens et réduits à des faire-valoir de l'exotisme mal assumé du musée. Face au flammes numériques projetées sur le mur de la sortie, j'eus soudainement envie de lâcher une caisse salissante et salvatrice. Feu le professeur Gaignebet6 en aurait sûrement fait de même.

Pr Proutskaïa, ethnographe pétomane

* Chronique publiée partiellement dans CQFD n°121 (avril 2014)



1Comme les chars niçois dont l'inoffensive satire surfe sur les poncifs médiatiques.
2Au passage, l'excellente critique de l'ethnobotaniste Josiana Ubaud concernant l'absence ou l'insuffisante présence de l'occitan et des cultures d'Occitanie dans l'exposition permanente du MuCEM se vérifie également dans cette exposition temporaire. Un comble quand le sujet est carnaval. Seuls les précieux pouvant s'offrir le catalogue à 40 euros pourront découvrir des textes et photographies des fecos de Limoux, du Poulain de Pezenas, des Pailhasses de Cournonterral et du carnaval de la Plaine.
3Nom d'une association présidée par Annie Sidro, niçoise spécialiste de carnaval, consultante-experte pour l'UNESCO et ayant accessoirement appelé à voter pour Christian Estrosi aux dernières municipales de sa ville.
4Sauver le patrimoine culturel immatériel de quoi ? La charte de l'Unesco reste très prudente quant à l'énumération des causes d'ethnocides contemporains laissant planer l'idée d'une inéluctable uniformisation culturelle et que seule la patrimonialisation pourrait sauver les « biens » culturels (avec tout ce que cela impose en terme de définition, de fixation et d'aseptisation culturelles).
5Au cœur du carnaval indépendant du quartier Saint Roch et d'un processus d'invention de tradition avec le collectif Zou Mai et la Santa Capelina, devenue fête traditionnelle niçoise du 1er mai.
6Claude Gaignebet, folkloriste français (1938-2012) spécialiste de Rabelais, du carnaval et du pet.