Intervention dans le cadre des Rencontres Nationales de la Famdt 2018

Tradition et émancipation ? 
(extrait de la communication du 15 juin 2018, Gignac)

S'il faut prendre la tradition ici comme on prendrait un taureau par les cornes – selon l'expression de JM Lucas – je continuerai alors avec la métaphore filée des jeux taurins, une tradition très forte en pays camarguais et jusqu'en garrigue langedocienne. Une tradition culturelle qui porterait tous les stigmates d'une tradition conservatrice et qui pourtant se pose toujours la question de son existence et de sa continuation.

Mon abrivado(arrivée) sera une définition rapide de la tradition. La « tradition » est généralement confinée dans le champ de la reproduction, de l'imitation, de la contrainte voire de l'oppression, de la prédominance du collectif sur l'individu et donc associée à l'impossible expression et création individuelle. Elle est également opposée à la notion d'émancipation qui de fait est une remise en question des héritages, des dominations, et une affirmation de l'individualité contre toutes les reproductions sociétales qui nous détermineraient. Avec le collectif Còp Sec, et en lien avec mes travaux d'anthropologie que je mène depuis près de 20 ans, nous souhaitons nous réapproprier la notion de tradition comme alternative culturelle voire comme contre-culture : notre inscription dans un pays, dans une langue, dans un férial calendaire, est l'affirmation et l'encouragement d'une auto-estime collective à partir de toutes les cultures minorisées qui nous traversent. C'est prendre le parti d'expressions artistiques et culturelles non relayées par les pouvoirs institutionnels et les médias dominants en travaillant à leur transmission malgré le manque d'infrastructures et de reconnaissance politique. C'est renouer un lien précieux avec nos cultures populaires pour lutter contre leur instrumentalisation par les extrêmes identitaires et marchands. C'est lutter contre l'orthodoxie enfermante des puristes en permettant à tous l'autocritique et l'autodérision nécessaire à nos cultures que certains voudraient excluantes et austères. Ces cultures locales, trop dominées mais jamais soumises, nous les faisons vivre, nous jouons avec, nous en rions et tout cela sans jamais en évacuer la substance dont nous revendiquons tout l'intérêt : le SENS. Celui que nous recherchons, que nous redéfinissons collectivement chaque jour, celui que nous défendons face au désenchantement globalisé et au cynisme. C'est à partir de traditions festives et musicales inventées et ré-inventées que nous travaillons ce sens, avec la création, l'accueil de tous et l'encouragement de l'expression individuelle et collective.

Un coup de barrièreest inévitable ici envers la notion de culture. Nous devons, en tant qu'acteurs du monde « culturel », rester vigilants aux usages de la notion de « culture » devenue un subterfuge idéologique pour d'une part dépolitiser les conflits sociaux (la culture serait un espace consensuel dans lequel le peuple est invité à entrer pour sublimer sa colère ou sa violence) et d'autre part essentialiser les conflits en déplaçant les problématiques sociales et économiques vers des incompatibilités ethniques et des frontières irréductibles entre des cultures refermées sur elles-mêmes. Avec Còp Sec, nous défendons une idée non réifiable de la culture (sans frontières ni limites) et une définition fondamentale de la culture comme : substance de la vie collective (fête, musique, nourritures...) ; moyen de survie, de pensée et de poésie dans le capitalisme mondialisé (remise en question du modèle dominant et imposé) ; prise en considération de l'intérêt général et de la vulnérabilité des humains (l'enfance, la vieillesse, l'exil, la maladie, la folie...) en faisant des choix politiques clairs (éducation, formation, logement, protection sociale, recherche etc)... D'autres coups de barrières seraient nécessaires ici notamment sur la notion d' « universel » (qui peut s'avérer être généralisante et oppressante), sur celle de progrès qui derrière ses attributs positifs (vivre mieux, liberté, égalité, fraternité) a permis d'imposer depuis le XIXe siècle une course du monde dont nous savons aujourd'hui les effets désastreux (destruction de la planète, libéralisme, inégalités croissantes au niveau mondial, frontières plus fortes, grands projets inutiles, guerres...), et tout cela en délégitimant les savoirs populaires et traditionnels sous prétexte d'ascension sociale ; et enfin sur la notion d'humanité elle-même qui semblerait se vider de son humanisme dans l'océan anthropocène.

Je choisis une bandido(départ) sur le thème de la légitimité intrinsèque de la tradition. Nous engageons ce processus de légitimation à plusieurs niveaux :
  • en dépassant l'opposition entre une culture « légitime » qui serait émancipatrice et une culture « traditionnelle » contraignante et reproductive et cela par la critique de toutes les hégémonies culturelles ;
  • en cherchant dans les héritages culturels des sources et espaces de résistance au système dominant, comme des savoir-faire et des connaissances en accord avec notre désir d'accueil, de générosité et de curiosité et avec notre refus de la marchandisation et de la destruction des ressources naturelles et culturelles. Nos luttes et nos cultures minorisées se légitiment ainsi les unes et les autres ;
  • en créant et entretenant notre « pouvoir culturel » soit notre capacité collective à fabriquer et transmettre de la culture, en reliant pensée et action, et à inventer des traditions, en reliant passé, présent et futur ;
  • en se réappropriant ce qui constitue la culture et nos droits culturels, par la réhabilitation entre autres de la notion de lieu (avec sa cosmogonie, ses spécificités naturelles, sa faune, sa flore...), de la notion d'espace public (qui n'est pas l'espace de personne mais bien de tous et que l'on ne peut soustraire au peuple pour des intérêts privés) et de la notion de temps (celui qui passe et nous rappelle que nous ne faisons que passer et celui qui, cyclique, revient pour permettre une transmission entre nature et humains, entre humains eux-mêmes, par le biais du rituel et de la fête) ;
  • en remettant en lien ce qui se trouve aujourd'hui divisé, atomisé, isolé et en prenant le risque et le plaisir de l'expérience, du bricolage, du don et de la transgression.
Notre désir de tradition est une nécessité cuturelle d'invention, de lyannaj*, de fabrique de subjectivités et de ré-enchantement du monde. Notre désir de tradition n'est pas orthodoxe mais fidèle et distancé, authentique et parodique, sacré et profane. Inventons nos traditions.


* Lyannaj : nous empruntons ce terme créole comme définition de la culture qui est un lien collectif, un rassemblement des élements volontairement séparés par les pouvoirs dominants (les individus entre eux, les mots et leurs sens...) et une praxis culturelle entre errance et enracinement.

Rendez-vous à la rentrée !

"Culture à toutes les sauces" ne s'arrête pas là ! Vous pourrez me retrouver cet automne à Amiens, Noisiel et dans la Roya (bientôt les dates !). En attendant, petit séminaire estival de gesticulants à Germ pour réfléchir collectivement à nos outils d'éducation populaire et à leur cheminement prochain. Et retrouvailles du TàD avec la traditionnelle Anti-Université d'été...
Bon été à tous !