Doutes
"Le carnaval comme dispositif" suivi d'une pensée sur la circulation des biens culturels
Merci à Macaìba, Dimas, Lô et Paolinho
[...] Tel un produit culturel, la musique de batucada circule à l’échelle du globe. Il ne s’agit pourtant pas d’une marchandise ordinaire mais d’un bien culturel[1] chargé de sens dans sa culture d’origine, en tant que musique particulariste et identitaire, et réinvesti de sens dans les cultures d’accueil, en tant que pratique musicale considérée comme accessible et adaptable à toute sorte de situations localisées. L’expansion des voyages « musicaux » au Brésil, organisés par des groupes entiers de musiciens amateurs étrangers, a développé le marché touristique local autour de la musique. A Salvador de Bahia, dans le quartier touristique du Pelourinho, de nombreuses associations culturelles et magasins d’instruments organisent des cours de percussions ou de danses brésiliennes et africaines pour les étrangers. Le samba-reggae par exemple, une musique revendiquée par le Ilé Aiyé comme l’expression du peuple noir et de son lien avec l’Afrique, devient une attraction assumée par d’autres organismes culturels. Ainsi, autour d’un même bien culturel peuvent cohabiter des démarches a priori opposées d’affirmation identitaire, d’autonomie culturelle, et d’uniformisation commerciale à l’attention des étrangers.
Cette cohabitation entre forme de protestation sociale et marché de l’exotisme s’inscrit dans un phénomène de « globalisation de l’ethnicité »[2]. Le Ilé Aiyé, par exemple, défend l’idée que le samba-reggae est un attribut « ethnique » tout en donnant un support d’expression musicale à leur mouvement social et culturel. Mais cet attribut ethnique est désormais attractif, recherché puis consommé par de nombreux occidentaux. Si l’on peut y voir une sorte de revanche politique sur l’Occident, comme une « colonisation culturelle à l’envers »[3], il n’en reste pas moins que la domination économique des pays du nord sur les pays du sud façonne l’offre d’exotisme, comme consommation du monde et de l’Autre[4]. Ainsi, l’imitation occidentale de pratiques culturelles exotiques incite l’imité à garder son rôle de modèle exotique. L’attrait international pour la musique brésilienne crée sur place des mises en scène touristiques de la pratique musicale mais également une constante performance musicale[5] de certains Brésiliens dans leurs interactions avec les étrangers.
En plus de « l’influence profonde de l’expression créatrice des Américains-Africains sur la culture occidentale »[6], la musique « noire » est restée le symbole de peuples réprimés et en lutte[7]. Les projections du Ilé Aiyé sur une Afrique idéalisée permet de construire une légitimité culturelle au peuple noir de Bahia. Leur démarche d’autoaffirmation[8] est tournée vers un passé mythifié pour reconstruire des héritages en particulier musicaux, linguistiques et religieux. La musique reste alors un domaine traversé d’« essentialisme stratégique »[9] : les Noirs du Brésil peuvent jouer les mêmes rythmes que les Africains, leurs racines communes leur auraient donné ce même « sens du rythme ». En déniant aux autres groupes, notamment aux Blancs, l’accès à certaines musiques « ethniques », le Ilé Aiyé ne réagit-il pas justement à leur domination culturelle[10] ? Et cet essentialisme ne s’accentue-t-il pas face à l’attraction des « Occidentaux » pour ces musiques qui semblent circuler si facilement ? [...], Vaillant A., 2005.
[1] WARNIER Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La découverte et Syros, Paris, 1999, p. 4.
[2] Selon l’expression d’Elisabeth Cunin.
[3] PORTIS Larry, « Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie de l’authenticité », L’homme et la société n°126, 1997/4, L’harmattan, Paris, pp. 69-86 (p. 76)
[4] MARTIN Denis-Constant (ed.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Editions Khartala, Paris, 2002 (p. 398)
[5] SAADA Emmanuelle, « Entre « assimilation » et « décivilisation ». L’imitation et le projet colonial répulicain », Imitation et anthropologie, Terrain n°44, 2005 (p. 30)
[6] Portis, 1997, p. 74.
[7] Id., Ibid., p. 76.
[8] Jean-Luc Bonniol in DIMITRIJEVIC Dejan (dir.), Fabrication des traditions. Invention de modernité, Editions de la Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2004 (p. 154)
[9] Portis, 1997, p. 84.
[10] POUTIGNAT Philippe et STREIFF-FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1995 (p. 167)