J'acquiesce lorque
Jean-Noël Pelen nous dit que « l'ethnologue est fréquemment
un être mal défini qui recherche dans ses « voyages »
une part de soi que lui-même ou l'histoire des hommes aurait
égarée ».
L'ethnologie elle-même s'est constituée comme discipline au moment
d'un grand basculement que l'on appellera ici le « tournant
culturel ».
Après le moment où l'industrialisation, perçue comme une
révolution, et l'idéologie du Progrès qui l'accompagne,
participent peu à peu à une relégation des cultures populaires et
rurales à des manifestations humaines arriérées, ignorantes,
entravant l'évolution de la société et l'émancipation du peuple,
une réflexivité culturelle apparaît. Un regard nouveau, témoin de
cette délégitimation, va se porter sur ces cultures avec un petit
c, pour en faire , entre autres, des objets d'étude ethnologiques.
L'ethnologie ne serait pas uniquement une réaction à la disparition
culturelle, ni même une prévention de l'effacement, elle
constituerait bien un des symptômes de cette disparition. Son regard
intéressé et attaché aux cultures populaires cohabitera tout au
long du XXe siècle à celui de la civilisation et du progrès,
d'abord condescendant puis progressivement exotisant, romantique et
opportuniste y projetant de nouvelles pistes politiques et
économiques.
Ainsi fleurissent les
collectes d'objets, les musées de société et les collectages, ces
prélèvements de récits humains témoignant d'un temps, d'un lieu,
d'un savoir, d'un regard, d'une langue, par l'histoire, la musique,
une comptine, un proverbe... La parole qui dit qu'il n'y a plus les
mots, les pas qui marquent l'absence de la danse, le sourire qui
transmet ce qui subsiste. Des collections de documents témoignent
alors du présent, nourrissent la compréhension du passé ainsi que
la recherche et la création artistique. En 2017, grâce à un
travail autour de la mythologie grecque et du long voyage d'Ulysse en
Méditerranée,
je redécouvre dans mes affaires une archive sonore réunissant mon
arrière-grand-mère et une partie de sa descendance sur trois
générations. Cette situation de collectage amateur avait été
initiée par un oncle, alors âgé de vingt ans, qui n'avait aucune
prétention ethnologique mais une nécessité de connaître le récit
familial de l'exil, ici double, depuis des îles siciliennes vers la
Tunisie à la fin du XIXe siècle, puis vers la France dans les
années 1950. Un tel document, réalisé ni par un scientifique ni
par un journaliste et ne parlant que de petites gens et de leur
quotidien, n'avait a priori aucune valeur historique au-delà du
cercle familial. Il témoignait pourtant d'une certaine densité
d'expériences, de savoirs et de récits. Je redécouvre alors ma
présence lors du collectage, âgée de trois ans, en interaction
avec ma mère, ma grand-mère et sa propre mère, ainsi qu'une langue
officiellement abandonnée chez nous, ces deux dernières parlant un
« sicilien de Tunisie » qu'elles nommaient il
bastardo. J'entends mon arrière-grand-mère parler de « race
commune » entre Siciliens, Maltais et Arabes ; chanter en
plusieurs langues ; rire de la condition féminine de
l'époque et fustiger le patriarcat ; raconter les rapports
de classes à Tunis, l'Etat colonial, les cloisonnements et
passerelles entre peuples cohabitant le même pays. Cette archive me
fait brusquement peser la déculturation familiale, réelle et
tangible, en donnant une mesure de l'oubli culturel : les
langues perdues, les détails de l'exil, les précisions du voyage,
de ses causes et de ses conditions, les relations amicales et
familiales effacées, les clivages idéologiques entre cousins, les
savoir-faire du pays et les adaptations communautaires... Mais elle
me permet tout à la fois d'apprécier les traces, les restes, les
survivances d'un monde que je croyais perdu et inconnu et de
considérer le récit et l'art du récit eux-mêmes comme le
principal héritage d'une famille d'exilés. Quelle réunion
familiale ou repas festif n'était pas traversé, toute mon enfance,
par les récits et anecdotes de « la vie d'avant », par
les cartographies mentales et conflictuelles de la ville de Tunis
avant la guerre, par les saveurs d'une cuisine qui se revendiquait de
toutes les îles et de toutes les côtes ? L'archive était là
depuis 35 ans sur une bande magnétique dans un placard puis
finalement numérisée sur un disque dur. Elle attendait l'oreille et
l'intérêt qui allaient transformer le caractère anecdotique du
document en élément de réinvention, de reconstruction d'un
imaginaire collectif et individuel, en élément du récit lui-même.
Elle faisait émerger une seconde contradiction de notre époque :
une frénésie patrimoniale nous incite à documenter, enregistrer et
archiver depuis le tournant culturel, mais n'est-ce pas une
société de l'oubli que nous construisons malgré ces réserves de
collecte, comme si nous élaborerions des oubliettes de nos
mémoires ?
Ce collectage familial
avait certainement fait germer en moi une tendance au regard et à
l'écoute ethnographiques. En immersion dans une énergie familiale
enveloppant l'aïeule prête à se raconter, l'enfant que j'étais
apprenais à donner de la valeur à des récits que même leur
narratrice sous estimait dans leur portée historique et politique.
Ce n'étaient pas uniquement les informations documentées qui
prenaient alors de la valeur mais la situation de collecte en
elle-même et la relation d'échange entre les membres de la famille.
En effet, cet acte ethnographique témoigne d'une confiance mutuelle
entre les participants. Ce qui assimilait bel et bien l'acte
ethnographique à un acte politique dans lequel un contrat de
confiance permet de se raconter, de se rendre visible à l'autre tout
en repectant les silences, les zones d'ombre, l'indiscible. En
acceptant les opacités.
Dans une époque d'injonction identitaire de la « transparence »,
nous sommes tous insidieusement incités à dire qui nous sommes
sensés être. Parfois en nous réduisant nous-mêmes à
quelques-unes de nos qualités-étiquettes irréductibles comme le
genre, la couleur de peau, la nationalité, l'âge, la classe
sociale, la profession... Le fondamentalisme culturel, devenu depuis
la fin du XXe siècle un néo-racisme banalisé et le terreau d'une
vision essentialiste de la culture et des peuples, ne voudrait alors
que nous ne prenions la parole que depuis ces étiquettes ou ces
ethnos identifiés et
transparents.
Comment prendre la parole depuis une autochtonie sans être réduit à
une expression singulière et minoritaire alors même que les
tribunes autochtones ont justement une portée politique commune à
tous les humains ? Nous sommes des ethnologues à critiquer
l'injonction identitaire et le fondamentalisme culturel, à entendre
les point de vue divers qui émergent de tous côtés de la planète
en révélant leur portée universelle. Nous sommes des ethnologues à
refuser de faire de la culture une « chose » délimitée,
limitante, irréductible et marchandable. Nous sommes des ethnologues
qui voulons faire de l'acte ethnographique un acte politique, un
maillon du grand travail de lyannaj qui nous reste à
entreprendre.
Le « lyannaj »
est un mot créole et dense qui pourrait traduire celui de culture,
telle que nous l'entendons. Il définit la culture comme une action,
un mouvement visant à relier ce qui a été volontairement séparé
(par la colonisation, par l'exploitation, par le capitalisme, par la
dématérialisation du monde...) : les mots et leur sens, la
pensée et l'action, l'esprit et le corps, les humains et leurs
savoirs ancestraux ou langues, les humains et les autres espèces,
les humains et leur environnement naturel, ou encore les humains
entre eux. En tant que discipline spécialisée dans les phénomènes
culturels, l'ethnologie doit prendre ses responsabilités en donnant,
à tous, les outils intellectuels, conceptuels et pragmatiques, qui
permettront une repolitisation de la culture. La fabrique sociale
orale demeure un espace privilégié d'expérimentation et de
réalisation de ce lyannaj.