Au cœur de cette
fabrique sociale orale et de ce lyannaj
qu'il nous convient de réaliser au jour le jour, en les considérant
comme un mouvement dynamique et sans fin, nous devons « faire
d'ici dense » en reconsidérant nos icis dans toute leur
densité et leur immanence. Voilà une performance commune à
l'humanité qui résiste aujourd'hui. Je proposerai dans cette
ouverture quatre principaux mouvements, déjà identifiés grâce à
nos discussions préalables, nos terrains de recherche, nos
rencontres inattendues : le lieu, le réel, la
réappropriation, l'irrécupérabilité.
Le lieu, pour
reprendre encore les influences du Tout-Monde, est un préalable au
travail politique et culturel du lyannaj : « c'est à
partir de mon lieu que je peux voir te comprendre le monde »1.
Le lieu dépasse ici la notion de territoire, trop
délimitante, concurrentielle et excluante, pour préférer une
définition épaisse, dense et dynamique. En effet, le travail
commence par un « faire lieu », en explorant les
différents moyens de création et de réalisation du lieu,
notamment grâce aux nombreux savoirs ethnologiques de fabrication de
commun, et se prolonge par un « faire lien » entre nos
différents lieux.
Le réel devient
également un point sensible et un enjeu majeur dans le monde
contemporain : il nous faudrait sans doute travailler notre
rapport au réel, soit la relation à notre environnement proche et
tangible sur lequel nous pouvons encore agir, à notre échelle, et
par lequel nous sommes potentiellement agis au quotidien. Nous
gagnerons à porter attention à notre entière sensorialité (vue,
ouïe, odorat, goût, toucher...), à être curieux – au
sens étymologique du souci et de la préoccupation, du « prendre
soin » - , à se permettre d'entretenir des rapports poétiques
à cet environnement.
La réappropriation,
dynamique inhérente à la fabrique sociale orale, devient une
condition nécessaire à la constitution de lieux
et à la reprise de notre sensorialité dans le réel. Se
réapproprier l'espace, le temps, nos sens, puis le sens des choses
et des mots, c'est un mouvement décolonisateur face au capitalisme,
c'est une remise en question de la propriété comme principe
exclusif et excluant. En dépassant la notion de légitimité, qui
nous conditionne dans un monde de « places », et celle de
possession comme caractéristique dominante et immuable, la
réappropriation devient un jeu culturel et vital dans lequel on
accepte justement « d'être possédé » par le lieu,
par le réel, et par l'environnement tangible qui nous
entoure. Se décoloniser, c'est alors récuser les normes
colonisatrices des moindres recoins de notre existence, et reprendre
la main avec humilité sur les conditions de cette existence. C'est
refuser les dominations injustes et avilissantes, mais admettre
d'« être pris » par cette tangibilité, comme l'écrit
Yannick Ogor2 :
« ne pas être indifféremment ici ou ailleurs »,
« vouloir manquer à son quotidien » et, j'ajouterais,
accepter son rôle déterminant dans l'Histoire.
L'irrécupérabilité
en dernier point. Une
guerre de réappropriation est déjà déclarée depuis le siècle
dernier : nous savons que le capitalisme récupère tout. Après
l'exploitation de l'espace, de la terre, du sous-sol, de l'eau, de
l'air, c'est face à l'extractivisme du temps, de nos âmes, et de
nos humanités que nous devons faire face. Enfin, c'est la critique
du capitalisme elle-même qui se voit récupérée. L'effondrement et
sa gestion future deviennent eux-mêmes des sources d'enrichissement.
L'investissement dans l'avenir de la planète est d'ores et déjà
côté en bourse. La culture, faire valoir superficiel de liberté et
de démocratie, renforce alors ce qu'appelait Pierre Bourdieu le
« paradoxe de la doxa », le confort et les maigres
intérêts que nous trouvons tous quelque part dans ce système
injuste qui se reproduit donc malgré ses terribles défauts.
La fabrique sociale orale
peut-elle nous aider à être irrécupérables ? À ne plus
participer aux discours convenus, aux transitions illusoires, à
l'angoisse du « à quoi bon » ? Oui, nous sommes des
ethnologues à croire que la culture comme lyannaj constitue une
ressource humaine nécessaire et réelle pour résister au cynisme
généralisé. Nous sommes des ethnologues à travailler pour
redéfinir des valeurs-qui-comptent comme la réappropriation
culturelle, l'invention de traditions, la fête ou encore la joie.
Nous sommes des ethnologues à ne plus vouloir de valeurs comptables
et quantifiables, mais à observer et mettre en exergue des valeurs
qui nous font devenir « valeureux », qui nous
fournissent le courage nécessaire à une telle performance.
1Patrick
Chamoiseau, Dans la Pierre-Monde, consultable sur
https://www.potomitan.info/divers/pierre.php.
2Le
paysan impossible. Récit de luttes, Les
éditions du bout de la ville, 2017.