[...] À partir de l’observation de l’alternative des Diables Bleus à Nice et des pratiques de résistances sociales et culturelles que les individus mettent en œuvre, nous pouvons dire que cet objet d’étude nous interpelle sur les rapports que l’individu entretient avec la structure. En effet, la proposition de l’alternative invite les acteurs à prendre conscience de leur pouvoir d’action sur le social tout en contournant des structures qui semblent déterminées. L’action collective, l’appropriation d’espaces, l’instauration d’un fonctionnement nouveau, la réactualisation de traditions sont des manifestations parmi tant d’autres d’une participation active et volontaire à l’élaboration de nouveaux modes d’existence. Ceux-ci expriment le désir de substituer la maîtrise sociale, spatiale, temporelle, et la maîtrise de soi, au contrôle social traditionnel et structurel. La stratégie alternative de contournement ou d’évitement est en fait un moyen de résistance au pouvoir des structures dans la mesure où elle s’échappe de la relation dialectique d’une contestation par l’opposition avec ce pouvoir. La seule véritable rupture que provoque l’expérience alternative est celle qui s’opère avec la « résignation fataliste » entretenue par les processus de naturalisation des phénomènes sociaux. La militance, en tant qu’« action construite collectivement en vue de dénoncer le mensonge du discours dominant » est un moteur du projet alternatif dans lequel sont dénoncés l’aberration du productivisme et du libéralisme, la dépendance économique, politique et sociale programmée par la société marchande, et l’illusion du monde subi. Le projet révèle, dans sa concrétude d’action, la possibilité de fonctionner ensemble différemment et d’envisager son existence en contournant les hiérarchies de pouvoirs, leur centralisation, les assignations de rôles sociaux, la reconnaissance institutionnelle, ou encore les valeurs du travail et de la propriété privée.
L’autogestion collective et l’autonomie individuelle sont les outils d’une liberté de choix et d’action pour tous contre le fatalisme politique et économique de la pensée dominante. Les logiques d’action collective et d’appartenances « créent de l’initiative, de la cohésion et du sens », et c’est justement le sens qui s’absente peu à peu dans les processus de globalisation. La mondialisation provoque une perte de repères spatiaux et temporels, et le non-sens d’une priorité de la marchandisation sur les relations humaines. Cet effondrement du sens appelle les acteurs sociaux responsables à devenir les artisans de leur existence en recréeant du sens. L’alternative renverse les valeurs dominantes du marché en permettant en son sein de rétablir d’autres valeurs comme la parole face à la communication, le pas de l’homme face à l’urgence, l’épanouissement de soi face à l’efficacité, le temps face à l’argent ou encore la sociabilité face à la compétition…
La particularité du fonctionnement alternatif tel que nous l’avons observé aux Diables Bleus réside dans la défense d’un individualisme au profit d’une vie collective équilibrée. Il s’agit d’un individualisme en tant que valeur de liberté qui souhaite s’imposer contre l’individualisme contemporain régi par la conservation de privilèges et source d’un appauvrissement du lien social. De la même façon qu’un individu peut penser sa place dans la société à partir de la prise de conscience de sa liberté individuelle, l’action collective donne au groupe une capacité de traduction et d’interprétation à dire le monde qui lui est propre. C’est de cette façon que le local touche le global : l’expression alternative de l’appartenance locale n’est plus un repli identitaire mais l’élaboration d’un rapport au monde par la connaissance de soi. Le sentiment d’appartenance donne de cette façon une impulsion au partage d’un sentiment universel de dignité. Les individus inventent de nouvelles façons de faire ensemble en devenant les « libres créateurs de significations » de leurs mondes locaux et du monde global, et en tentant d’instaurer un « juste équilibre entre la condition locale d’existence et le sentiment d’appartenir à un vaste monde », entre une conscience de soi et un rapport à l’universel. Ainsi, les individus s’engagent dans ce que Georges Balandier nomme « la bataille du sens contre la puissance » grâce au projet utopique de l’alternative qui leur permet de donner du sens à un présent en proie à la puissance d’une mondialisation en marche. (Vaillant A., 2003)
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