Ces derniers temps, j'ai eu le chance de travailler avec l'association DROM pour coordonner un colloque intitulé "Appropriations culturelles, le légitimité de l'artiste en question dans les musiques populaires de traditions orales" qui s'est tenu dans le cadre du Festival No Border à Brest, en partenariat avec la FAMDT et la scène nationale du Quartz.
Voici un extrait de ma prise de parole introductive au colloque.
"Quand on parle d’appropriation culturelle aujourd’hui dans les médias, elle apparaît principalement comme conflit : on peut la définir comme l’usage superficiel et l’accaparement brutal par un groupe dominant ou une personne de pouvoir, d’éléments culturels appartenant officiellement à une communauté discriminée, minoritaire ou tout au moins non-occidentale… Cela à des fins marchandes ou idéologiques, jouant des stéréotypes et des stigmates par ignorance quand il ne s’agit pas tout bonnement de racisme.
Depuis quelques années, la notion apparaît médiatiquement par le biais d’anecdotes édifiantes tirées de la pop culture (les tresses afro de Bo Derek, la tenue berbère de Madonna etc.) qu’il s’agisse de culture matérielle (comme la mode justement) ou « immatérielle » (comme la musique). Elle apparaît surtout au coeur des mouvements politiques et intellectuels de la pensée décoloniale. Elle est effectivement indissociable de la question coloniale. Parler d’appropriation culturelle c’est rappeler l’asymétrie structurelle des relations entre classes, entre races, entre communautés et nations. C’est montrer la colonialité encore agissante dans nos vies contemporaines c’est-à-dire la persistance du système colonial, officiellement révolu, mais toujours à l’oeuvre culturellement, économiquement, idéologiquement.
Au fil du temps, la définition accusatoire de l’appropriation culturelle a coloré le terme même d’appropriation d’une connotation péjorative. Le mot devient entendu uniquement comme un processus négatif de circulation culturelle en contexte d’inégalité, de domination. Or, l’appropriation peut être reçue dans d’autres termes : elle désigne aussi - assez littéralement - des processus d’apprentissage, de proximité avec l’objet étudié et d’attribution de nouvelles propriétés. Propriété non pas au sens d’un droit de jouissance exclusif, d’une possession légale délimitée, mais propriétés au sens de qualités, de fonctions, de caractères distinctifs. Dans ce sens, l’appropriation peut désigner à la fois un processus de reproduction très fidèle de ce qu’on nous a transmis tout comme, à l’inverse, un processus de définition d’autres qualités, d’autres fonctions et d’autres caractères. Dit de façon triviale, lorsqu’on s’approprie une chose, elle devient nôtre et/ou elle devient autre. On peut dire aussi, contrairement à la définition médiatique qui appuie sur l’ignorance ou le mépris, que s’approprier une chose c’est s’emparer par la pleine connaissance, par la pleine conscience de cette chose… Ainsi nous avons choisi dans le titre de notre rencontre, de donner un pluriel à l’expression d’appropriation culturelle afin de la décloisonner de son sens accusatoire, sans le dénier, et d’en déplier les différentes formes ne serait-ce que depuis nos pratiques musicales. Nous ancrerons donc le débat dans des pratiques concrètes, en reconnaissant que l’appropriationest une catégorie de pratique autant qu’une catégorie d’analyse.
Du point de vue des sciences sociales, l’anthropologie qui observe les phénomènes culturels a très largement documenté et essayé de théoriser la diffusion de la culture, les transferts culturels, les acculturations, les emprunts et les créolisation en démontrant la plasticité de la culture, sa circulation en dépit de toutes les frontières. L’anthropologie permet de mesurer à quel point la culture peut à la fois être un outil de résistance comme de domination.
La généalogie officielle de la notion d’appropriation culturelle est identifiée dans les années 1970 dans un texte marxiste sur la colonisation culturelle de l’historien et critique d’art britannique Kenneth Couth Smith : il y décrit une culture bourgeoise européenne dont le fondement même est de se renouveler en permanence en s’appropriant des éléments exogènes. Une culture qui s’impose comme bien marchand, comme élitiste et ethnocentrée. Dans ce mouvement complètement intégré au processus colonial, des vestiges du passé, des artefacts, des symboles, des modes de vie de peuples conquis ou dominés sont accaparés, reproduits, imités, assimilés et mis en scène dans les cadres de la haute culture européenne (on pense notamment ici aux processus de patrimonialisation et de muséification…). Pour le canadien Hartmut Lutz, qui pour la première fois en 1990 présente officiellement la notion l’appropriation culturelle comme pour l’historien français Khemaïs Ben Lakdhar qui aujourd’hui se fait le spécialiste de la question en travaillant sur le pillage des cultures orientales par la haute couture française, l’appropriation culturelle est chevillée à la structure coloniale.
L’expression est attribuée un peu trop rapidement à l’histoire des idées états-uniennes, et demeure en France souvent balayée d’un revers de main par les institutions intellectuelles et artistiques, dois-je préciser « universalistes ». L’argument universaliste est le suivant : la culture n’étant pas un objet circonscrit, délimitable, dont on ne pourrait tracer des frontières d’usage exclusif, la culture n’existant pas en tant qu’objet, l’appropriation culturelle n’aurait donc aucune existence effective. Mais cela reviendrait à dire que, comme la race n’existe pas biologiquement, le racisme n’existerait pas non plus… Cette immatérialité et cette incontournabilité de la culture sont d’autant plus avérées quand il s’agit de musique et l’appropriation de la musique pose des questions spécifiques, car nous ne sommes pas face à un objet matériel dont l’appropriation d’un côté provoquerait sa privation d’un l’autre. Pourtant, et nous le verrons aujourd’hui et demain, les questions de propriété, de dépossession, d’expropriation s’incarnent au coeur de polémiques sur l’appropriation et donnent corps à ces objets immatériels. Cette réalité sociale aujourd’hui dénoncée fragilise la posture universaliste qui demeure posture de principe. D’un autre côté, revendiquer des usages exclusifs de pratiques, avec des procès en légitimité et des arguments essentialistes, semble heurter la conception mouvante et relationnelle de l’identité et de la culture que nous défendons ici.
Ce n’est pas un hasard si l’initiative de cette réflexion naît au sein du No Border. C’est depuis cet espace solidaire des musiques minorisées, minoritaires, non hégémoniques, non mainstream que nous nous sentons légitimes d’aborder ce sujet d’une façon ancrée. Il est bien question dans ce festival de musiques populaires, de musiques « situées » au coeur de rencontres, de circulations, de dons et d’emprunts, de traditions en mouvements, d’origines reçues ou adoptées (je cite quasiment mot pour mot la présentation du No Border)… bref nous nous trouvons bien dans un monde d’appropriations manifestes, revendiquées et libres. Cet endroit est enfin celui où les musiques du territoire français gagnent elles aussi un espace de visibilité, d’audibilité, elles conquièrent un possible d’émancipation, de création, d’expérimentation, en oeuvrant au déplacement, et enfin, très important, en déjouant les assignations identitaires.
Ce colloque que nous avons plutôt organisé comme « partage d’expériences artistiques », invite à un travail réflexif sur les pratiques d’appropriations et les rapports de domination qu’elles peuvent reproduire, invite à nous questionner sur notre légitimité de création, d’exploration, de mouvement. Et cette légitimité d’artiste est indissociable d’une responsabilité que nous avons à transformer ces relations asymétriques. Envisager le phénomène d’appropriation culturelle au pluriel nous permet aussi d’entendre sur la question, à la fois desinsiders et outsiders, des détenteurs légitimes et emprunteurs, autochtones, exilés, patoisants, bâtards ou voyageurs. Nous accueillons aussi en ce sens des chercheureuses qui observent ces phénomènes plus ou moins problématiques de circulation musicale. Toustes ont accepté de nous faire part de leur questionnement sur l’appropriation culturelle… un questionnement dont visiblement ils n’avaient déjà pas pu faire l’économie.
Parler d’appropriation culturelle c’est tout d’abord admettre que des notions comme l’universalisme, l’humanisme et l’ouverture sur le monde sont aujourd’hui largement discutées - non pas du point de vue des idées - mais de leur effectivité dans le monde réel. L’universalisme qu’il nous faut défendre est un universalisme dont historiquement nous n’avons encore jamais fait l’expérience. Et sans un universalisme plein, l’humanisme a-t-il un sens, un poids ? Et que signifie être ouvert sur le monde quand cette ouverture même est conditionnée par des principes inégalitaires au niveau mondial ?
Dans le basculement global, idéologique, technologique, géopolitique que nous traversons… nous savons l’urgence et la nécessité d’un changement de paradigme. Cela peut sembler vertigineux voire effrayant – notamment pour une bonne partie de l’Occident, héritier des Lumières - mais c’est précisément ce qui nous anime ici. En effet la notion d’appropriation culturelle intervient à coup sûr dans ce changement de paradigme : elle participe d’une redéfinition des identités, des communautés, des cultures et met à l’épreuve cet universalisme de principe, cet humanisme si aléatoire. Elle s’ancre enfin et avant tout dans une dénonciation du grand partage à l’endroit de la culture, de la création, de la mise en récit, entre populations blanches et non-blanches, entre l’Occident et le reste du monde.
Accepter de coordonner un tel colloque me paraissait évident et pourtant très vite, c’est dans un inconfort intellectuel et politique que je me suis retrouvée : celui de réunir sue cet événement des chercheur-ses et artistes majoritairement blancs et issus de contextes occidentaux. Pourquoi parler d’inconfort me direz-vous quand il s’agit de parler depuis nos positions sociales historiquement dominantes et a priori privilégiées, eh bien parce que depuis nos « privilèges » en réalité il nous manque assurément quelque chose à la compréhension du monde. Le philosophe jamaïcain Charles Mills appelle « ignorance blanche » cet ethnocentrisme dominant de l’Europe coloniale, ce regard finalement limité, biaisé porté sur l’Histoire et les sociétés humaines.
Il y a une autre facette de cet inconfort, celle de parler depuis un monde blanc, occidental, européen, français qui n’est pas celui de la culture dominante officielle. C’est en toute légitimité que nous joindrons à cette réflexion nos expériences de ré-appropriation des musiques traditionnelles, aux esthétiques parfois révolues, marginalisées, subalternisées qui deviennent aujourd’hui parfois même convoitées, courtisées ou du moins considérées dignes d’intérêt par les mondes de la création.La notion d’appropriation culturelle a aussi ceci d’intéressant qu’elle nous permet de réinterroger nos notions de tradition et de création, tout comme celles de patrimoine (ce que l’on souhaite sanctuariser, sauvegarder, conserver). C’est finalement nous demander « à quoi tenons-nous vraiment dans la musique ? ».
Dans cet inconfort, nous pouvons trouver un premier moteur à l’action, un inconfort fécond qui nous oblige à rechercher une manière d’être ensemble, à ne pas faire comme si nous l’avions déjà trouvée alors que cet « ensemble » (celui chargé d’universalisme, d’humanisme et d’ouverture au monde pour de vrai) n’a toujours pas réellement existé. Passer à l’action c’est d’abord initier une réflexion collective depuis cette place, celle de la création et de la production, celle des artistes, des professionnelles et donc aussi celle d’une économie de la culture. C’est commencer avant toute chose par un travail réflexif, sur nous-mêmes, sur nos représentations de la culture et de la musique, sur nos pratiques ordinaires d’appropriation, un travail critique et politique dans lequel nous devons nous engager dans les mois et les années qui viennent. D’autres événements et moments prolongeront ainsi la réflexion, notamment la réalisation en parallèle d’une série radiophonique sur les pratiques ordinaires d’appropriation musicale, proposée tout au long du premier semestre 2026 sous forme de chroniques et d’enquête, des publications du moins nous l’espérons, des rencontres professionnelles et ateliers sur la question en ouvrant la discussion à d’autres réseaux associatifs, militants et d’autres mondes artistiques.
Bon colloque, bonne réflexion, et au travail."
Avec l'animation et la modération par les journalistes musicales Jeanne Lacaille et Aliette de Laleu. Avec les éclairages scientifiques de Elina Djebbari, Erwan Burban, Anaïs Vaillant, Julien Mallet et la participation courageuse des artistes Elsa Corre, Christophe le Menn, Marion Cousin, Fawaz Baker, Rebecca Roger Cruz, Maiana Lavielle, Sylvain Barou, Line Willerwal... et les interventions depuis le public.


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