[1] SAPIR Edward, Anthropologie, Editions de Minuit, Paris, 1967, p. 325-358.
Diffusion et expropriation culturelles
[1] SAPIR Edward, Anthropologie, Editions de Minuit, Paris, 1967, p. 325-358.
Metelkova city - Alternatives etc...
Invention de tradition ou appropriation ?
Le 1er mai à Rauba Capeu, au pied du chateau qui n'existait pas, viennent autour de la Santa Capelina ceux qu'on appelle les travailleurs du chapeau, de l'imagination, du pantai (mot niçois intraduisible). Ils amènent le poisson frais pour la soupe, de quoi jouer, danser, et chanter et déposent leurs voeux auprès de la Santa avant de l'accompagner en musique dans une procession qui finira dans l'eau. Cette fête a lieu tous les 1ers mai à Nice depuis 15 ans. A l'année prochaine !
http://marseille.indymedia.org/news/2004/05/120.php
[...] Après la pénétration de la musique brésilienne en Europe au début du XXème siècle, c’est un « brésilianisme » qui se construit en France à partir de la fin des années 1950, lors de la sortie du film de Marcel Camus Orfeu Negro. Ce mouvement influencera plus au départ le spectacle vivant et la musique de variétés que les pratiques musicales elles-mêmes. Depuis cette époque, un phénomène de « cryométonymie »[1] est à l’œuvre en France, ou encore en Europe, qui consiste à identifier le Brésil en le représentant par l’aspect musical de sa culture. Celui-ci est cependant relié à sa portée politique : « la musique brésilienne véhicule une certaine idée de la démocratie (…) La naissance de la Bossa Nova est simultanée à la naissance de Brasilia, une ville révolutionnaire (…) Et la MPB[2], dont le chef de fIlé était Chico Buarque, était un exemple de résistance à la dictature militaire[3] » décrit André Midani, le Commissaire de la Saison du Brésil en France en 2005. Si le Brésil est le premier partenaire commercial de la France en Amérique Latine, et que les échanges scientifiques et techniques sont conséquents[4], c’est la création musicale qui sera mise en avant dans cette manifestation culturelle. L’association Française d’Action Artistique qui coordonne cette saison se donne pour objectif officiel sur son site internet[5] de « resserrer les liens » entre les deux pays : « un Brésil créatif, modèle de diversité et de rencontres culturelles », et une France « creuset de cultures très différentes où la mécanique de l’intégration a longtemps bien fonctionné et connaît aujourd’hui des difficultés ». L’association parle d’un « modèle brésilien de paix sur la scène internationale », d’un modèle d’intégration « harmonieux », et d’une « cohérence » dans la diversité culturelle brésilienne. Le discours institutionnel français relaie donc cet imaginaire politique idéal, transmis en majeure partie par la musique brésilienne en circulation depuis le début du XXème siècle en France.
On peut se demander dans quelles mesures cet imaginaire politique créé autour du Brésil aurait pu influencer un mouvement comme Zou Mai dans le choix de pratiquer la batucada. Au-delà d’un objectif de contestation sociale et culturelle, que les membres de Zou Mai auraient projeté sur les percussions brésiliennes collectives, l’appropriation d’une pratique musicale brésilienne n’est-elle pas politiquement confortable ? En effet, la communauté brésilienne étant peu représentée à Nice, la batucada s’échappe de fait d’une catégorie de pratique culturelle communautaire. Il ne s’agit pas de s’approprier la musique qu’un groupe socioculturel français revendique déjà comme un outil de contestation sociale et d’expression identitaire, comme le rap. Il ne s’agit pas non plus de s’approprier une musique d’Amérique du Nord ou anglo-saxonne, comme ont pu le faire des musiciens traditionalistes occitans dans les années 1970 ou, ici encore, des rappeurs des milieux urbains défavorisés liant leur expérience de « la banlieue » à celle des ghettos afro-américains[6]. Un actuel « degré d’antipathie envers la culture populaire américaine » (Stokes, 2004, p. 374) au sein de certains mouvements dits « alternatifs » animés par les classes moyennes et intellectuelles, pourrait expliquer ce possible confort de projection sur le Brésil et sa culture musicale, à la fois institutionnalisée, connue de tous, et base d’une contestation sociale, dans une quête de ses racines.
L’imaginaire français autour de la culture brésilienne qui s’est construit à travers le siècle dernier a contribué à la création de nombreuses batucadas en France. La « confortable » appropriation de la musique brésilienne par ces groupes français repose d’abord sur les représentations communes de Carnaval, de fête, et de « défoulement » collectif puis sur un idéal socioculturel et politique brésilien. Cela n’empêche pas chaque groupe de justifier différemment sa démarche d’appropriation : substitut à un folklore inexistant ou méconnu, facilités d’apprentissage et efficacité sonore, passion musicale du samba ou, de manière évasive, « le besoin d’exotisme »[7]. Ces diverses intentions d’appropriation trouvent leur sens propre à l’intérieur de leur sphère d’existence et s’intègrent aux stratégies de vie locales et particulières. Si l’imaginaire propre à chaque batucada a son caractère autoréférentiel[8], la situation d’appropriation sur place, au Brésil, est en elle-même créatrice d’expériences communes à tous ces groupes qui restent alors, malgré leurs pratiques distinctives parfois localistes, des Français aux yeux des Brésiliens [...]. Vaillant A., 2005.
[1] D’après Arjun Appadurai in FRIEDMAN Jonathan, « Des racines et (dé)routes. Tropes pour trekkers », L’Homme n°156, EHESS, 2000, pp. 187-206 (p. 189)
[2] La Musique populaire brésilienne.
[3] Qui a duré de 1964 à 1985.
[4] Site du Ministère des AffairesEtrangères, http://www.diplomatie.gouv.fr/.
[5] http://afaa.asso.fr/.
[6] STOKES Martin, « Musique, identité et « ville-monde ». Perspectives critiques », L’homme n°171-172, Musique et anthropologie, EHESS, Paris, 2004, pp. 371-388 (p. 374)
[7] Tour de table entre membres de batucadas différentes en mars 2004, à Récife.
[8] Jean-Loup Amselle in TURGEON Laurier, DELAGE Denys, OUELLET Réal, Transferts culturels et métissages Amérique/Europe XVIème-Xxème siècle, L’Harmattan, Paris, Anthropologie du monde occidental, Presses de l’Université Laval, 1996 (p. 59)
Multiple
Doutes
"Le carnaval comme dispositif" suivi d'une pensée sur la circulation des biens culturels
Merci à Macaìba, Dimas, Lô et Paolinho
[...] Tel un produit culturel, la musique de batucada circule à l’échelle du globe. Il ne s’agit pourtant pas d’une marchandise ordinaire mais d’un bien culturel[1] chargé de sens dans sa culture d’origine, en tant que musique particulariste et identitaire, et réinvesti de sens dans les cultures d’accueil, en tant que pratique musicale considérée comme accessible et adaptable à toute sorte de situations localisées. L’expansion des voyages « musicaux » au Brésil, organisés par des groupes entiers de musiciens amateurs étrangers, a développé le marché touristique local autour de la musique. A Salvador de Bahia, dans le quartier touristique du Pelourinho, de nombreuses associations culturelles et magasins d’instruments organisent des cours de percussions ou de danses brésiliennes et africaines pour les étrangers. Le samba-reggae par exemple, une musique revendiquée par le Ilé Aiyé comme l’expression du peuple noir et de son lien avec l’Afrique, devient une attraction assumée par d’autres organismes culturels. Ainsi, autour d’un même bien culturel peuvent cohabiter des démarches a priori opposées d’affirmation identitaire, d’autonomie culturelle, et d’uniformisation commerciale à l’attention des étrangers.
Cette cohabitation entre forme de protestation sociale et marché de l’exotisme s’inscrit dans un phénomène de « globalisation de l’ethnicité »[2]. Le Ilé Aiyé, par exemple, défend l’idée que le samba-reggae est un attribut « ethnique » tout en donnant un support d’expression musicale à leur mouvement social et culturel. Mais cet attribut ethnique est désormais attractif, recherché puis consommé par de nombreux occidentaux. Si l’on peut y voir une sorte de revanche politique sur l’Occident, comme une « colonisation culturelle à l’envers »[3], il n’en reste pas moins que la domination économique des pays du nord sur les pays du sud façonne l’offre d’exotisme, comme consommation du monde et de l’Autre[4]. Ainsi, l’imitation occidentale de pratiques culturelles exotiques incite l’imité à garder son rôle de modèle exotique. L’attrait international pour la musique brésilienne crée sur place des mises en scène touristiques de la pratique musicale mais également une constante performance musicale[5] de certains Brésiliens dans leurs interactions avec les étrangers.
En plus de « l’influence profonde de l’expression créatrice des Américains-Africains sur la culture occidentale »[6], la musique « noire » est restée le symbole de peuples réprimés et en lutte[7]. Les projections du Ilé Aiyé sur une Afrique idéalisée permet de construire une légitimité culturelle au peuple noir de Bahia. Leur démarche d’autoaffirmation[8] est tournée vers un passé mythifié pour reconstruire des héritages en particulier musicaux, linguistiques et religieux. La musique reste alors un domaine traversé d’« essentialisme stratégique »[9] : les Noirs du Brésil peuvent jouer les mêmes rythmes que les Africains, leurs racines communes leur auraient donné ce même « sens du rythme ». En déniant aux autres groupes, notamment aux Blancs, l’accès à certaines musiques « ethniques », le Ilé Aiyé ne réagit-il pas justement à leur domination culturelle[10] ? Et cet essentialisme ne s’accentue-t-il pas face à l’attraction des « Occidentaux » pour ces musiques qui semblent circuler si facilement ? [...], Vaillant A., 2005.
[1] WARNIER Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La découverte et Syros, Paris, 1999, p. 4.
[2] Selon l’expression d’Elisabeth Cunin.
[3] PORTIS Larry, « Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie de l’authenticité », L’homme et la société n°126, 1997/4, L’harmattan, Paris, pp. 69-86 (p. 76)
[4] MARTIN Denis-Constant (ed.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Editions Khartala, Paris, 2002 (p. 398)
[5] SAADA Emmanuelle, « Entre « assimilation » et « décivilisation ». L’imitation et le projet colonial répulicain », Imitation et anthropologie, Terrain n°44, 2005 (p. 30)
[6] Portis, 1997, p. 74.
[7] Id., Ibid., p. 76.
[8] Jean-Luc Bonniol in DIMITRIJEVIC Dejan (dir.), Fabrication des traditions. Invention de modernité, Editions de la Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2004 (p. 154)
[9] Portis, 1997, p. 84.
[10] POUTIGNAT Philippe et STREIFF-FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1995 (p. 167)