Faire d'ici dense (politique de la fabrique sociale orale) - Partie 1 - Matérialité



Comme « entrée en matière », je souhaiterais en contre-pied ouvrir sur la notion d'immatérialité que nous associons, par l'usage, à celle d'oralité, et que nous retrouvons régulièrement dans le cadre de nos recherches ethnologiques dans le terme de « patrimoine culturel immatériel » (PCI). Je ne retracerai pas ici l'extension du champ patrimonial depuis les biens privés du patriarche transmis à sa descendance jusqu'au patrimoine mondial de l'humanité, en passant par le patrimoine national ; ou depuis les objets meubles jusqu'aux parcs naturels en passant par les œuvres d'art ou les monuments historiques... L'immatérialité arrive dans cette extension pour distinguer le patrimoine ethnologique des formes préalables et tangibles de patrimoine déjà reconnus. La prétendue immatérialité de la culture participe en fait d'un mythe de l'autonomie de la culture, d'une dissociation voire d'une « délivrance » de la culture des conditions socio-économiques de sa production. Des conditions de vie de ses producteurs. Cette idée d'immatérialité nous ferait presque croire à une libre circulation des oralités, indépendamment de la non-circulation des humains qui les portent et les pratiquent. Cette dépolitisation de la culture rend possible une des plus grandes contradictions contemporaines à laquelle nous devons faire face : celle d'une mondialisation de la culture dans le renforcement des inégalités et des frontières. Lorsqu'en 20031, l'Unesco publiait la convention de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, je pris la décision quelques mois plus tard de partir observer la circulation de musiques brésiliennes hors de leurs localités et ses effets sociaux et culturels sur les dites musiques, puis sur les parcours des musiciens brésiliens et étrangers. Je pus alors apprécier, à partir de tous mes sens, l'immatérialité des phénomènes culturels tout comme, et de façon indissociable, leur matérialité : celle des musiques, des instruments, des apprentissages, celle des carences économiques, des « bricolages » et savoir-faire populaires, celle des modalités d'échange entre Brésiliens et étrangers etc. Rappeler l'existence de la matière indissociable de l'immatérialité culturelle, c'est relier les cultures à leur environnement, à leur peuple et remettre l'ethnologie, et les sciences humaines en général, à leur nécessaire place politique. Celle du dévoilement des mécanismes sociaux en tant que phénomènes culturels, historiques, politiques et non naturels. Tout comme la culture n'est pas autonome du monde qui la produit, et ne vit pas pour elle-même, l'ethnologie n'est pas en dehors du monde, elle le décrit de l'intérieur, de près et participe d'une compréhension et d'une conscience du monde qui dépassent son propre intérêt scientifique.


L'expérience ethnographique transforme en premier lieu l'ethnologue lui-même. En transformant sa propre matière : son corps, sa pensée, son regard, sa parole, son écoute et ses actes. Pour ma part, que ce soit à Nice, au Brésil, en Finlande, en Camargue ou dans les Cévennes, chaque terrain, avec les conditions de disponibilité temporelle et sensorielle qu'il ouvre, m'a donné accès à une politique de l'oralité au cœur des « échanges-qui-changent » pour reprendre l'expression de Patrick Chamoiseau, un auteur prenant part à l'école créole du Tout-Monde qui signait en 2009 l'irréductible lien entre matérialité économique et immatérialité culturelle dans le Manifeste pour les « produits » de haute-nécessité2. Changer notre rapport à la matière, à la culture, au monde et aux autres demeure une nécessité en vue de décoloniser notre imaginaire, avec la conviction que cela peut avoir des effets tangibles. Une vieille idée coloniale et ethnologique subsiste dans nos disciplines : celle que nous nous définirions uniquement par rapport à un « Autre ». L'altérité deviendrait alors finalement asservie aux intérêts identitaires des sociétés dominantes qui observent, et qui ont pu voir sans être vues pendant des siècles de colonisation et de Lumières. Mais c'est grâce à ces « Autres » rencontrés sur mes terrains que je réalisais que l'on ne pouvait se définir que par rapport à soi-même et à sa propre culture. L'Autre avec un grand A n'existait pas, et l'échange-qui-change le fait advenir comme un-autre-que-moi qui accepte autant que moi d'être « changé » par la rencontre. A commencé alors ce processus de décolonisation de mon imaginaire, en prenant peu à peu conscience de mon propre savoir culturel, de mon pays, de ma relation à lui, de mon héritage populaire et intellectuel et de la déculturation profonde qui traverse encore mes ancêtres, mes proches, et l'essentiel de mon parcours de vie. C'est bien plus tard, en Bretagne, qu'un autochtone m'a dit, citant un poète de chez lui : « Il n' y a pas d'ailleurs où guérir d'ici »3



1La charte fut ratifiée par le Brésil et la France en 2006.
2Écrit pendant le mouvement social de 2009 aux Antilles, en Guyane et à la Réunion par neuf intellectuels antillais dont Patrick Chamoiseau et Ernest Breleur.
3Eugène Guillevic in Du domaine, Poésie, Gallimard, p. 41.

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