Faire d'ici dense - (politique de la fabrique sociale orale) - Partie 3 - Performance


Au cœur de cette fabrique sociale orale et de ce lyannaj qu'il nous convient de réaliser au jour le jour, en les considérant comme un mouvement dynamique et sans fin, nous devons « faire d'ici dense » en reconsidérant nos icis dans toute leur densité et leur immanence. Voilà une performance commune à l'humanité qui résiste aujourd'hui. Je proposerai dans cette ouverture quatre principaux mouvements, déjà identifiés grâce à nos discussions préalables, nos terrains de recherche, nos rencontres inattendues : le lieu, le réel, la réappropriation, l'irrécupérabilité.

Le lieu, pour reprendre encore les influences du Tout-Monde, est un préalable au travail politique et culturel du lyannaj : « c'est à partir de mon lieu que je peux voir te comprendre le monde »1. Le lieu dépasse ici la notion de territoire, trop délimitante, concurrentielle et excluante, pour préférer une définition épaisse, dense et dynamique. En effet, le travail commence par un « faire lieu », en explorant les différents moyens de création et de réalisation du lieu, notamment grâce aux nombreux savoirs ethnologiques de fabrication de commun, et se prolonge par un « faire lien » entre nos différents lieux. 


Le réel devient également un point sensible et un enjeu majeur dans le monde contemporain : il nous faudrait sans doute travailler notre rapport au réel, soit la relation à notre environnement proche et tangible sur lequel nous pouvons encore agir, à notre échelle, et par lequel nous sommes potentiellement agis au quotidien. Nous gagnerons à porter attention à notre entière sensorialité (vue, ouïe, odorat, goût, toucher...), à être curieux – au sens étymologique du souci et de la préoccupation, du « prendre soin » - , à se permettre d'entretenir des rapports poétiques à cet environnement.


La réappropriation, dynamique inhérente à la fabrique sociale orale, devient une condition nécessaire à la constitution de lieux et à la reprise de notre sensorialité dans le réel. Se réapproprier l'espace, le temps, nos sens, puis le sens des choses et des mots, c'est un mouvement décolonisateur face au capitalisme, c'est une remise en question de la propriété comme principe exclusif et excluant. En dépassant la notion de légitimité, qui nous conditionne dans un monde de « places », et celle de possession comme caractéristique dominante et immuable, la réappropriation devient un jeu culturel et vital dans lequel on accepte justement « d'être possédé » par le lieu, par le réel, et par l'environnement tangible qui nous entoure. Se décoloniser, c'est alors récuser les normes colonisatrices des moindres recoins de notre existence, et reprendre la main avec humilité sur les conditions de cette existence. C'est refuser les dominations injustes et avilissantes, mais admettre d'« être pris » par cette tangibilité, comme l'écrit Yannick Ogor2 : « ne pas être indifféremment ici ou ailleurs », « vouloir manquer à son quotidien » et, j'ajouterais, accepter son rôle déterminant dans l'Histoire.

L'irrécupérabilité en dernier point. Une guerre de réappropriation est déjà déclarée depuis le siècle dernier : nous savons que le capitalisme récupère tout. Après l'exploitation de l'espace, de la terre, du sous-sol, de l'eau, de l'air, c'est face à l'extractivisme du temps, de nos âmes, et de nos humanités que nous devons faire face. Enfin, c'est la critique du capitalisme elle-même qui se voit récupérée. L'effondrement et sa gestion future deviennent eux-mêmes des sources d'enrichissement. L'investissement dans l'avenir de la planète est d'ores et déjà côté en bourse. La culture, faire valoir superficiel de liberté et de démocratie, renforce alors ce qu'appelait Pierre Bourdieu le « paradoxe de la doxa », le confort et les maigres intérêts que nous trouvons tous quelque part dans ce système injuste qui se reproduit donc malgré ses terribles défauts.

La fabrique sociale orale peut-elle nous aider à être irrécupérables ? À ne plus participer aux discours convenus, aux transitions illusoires, à l'angoisse du « à quoi bon » ? Oui, nous sommes des ethnologues à croire que la culture comme lyannaj constitue une ressource humaine nécessaire et réelle pour résister au cynisme généralisé. Nous sommes des ethnologues à travailler pour redéfinir des valeurs-qui-comptent comme la réappropriation culturelle, l'invention de traditions, la fête ou encore la joie. Nous sommes des ethnologues à ne plus vouloir de valeurs comptables et quantifiables, mais à observer et mettre en exergue des valeurs qui nous font devenir « valeureux », qui nous fournissent le courage nécessaire à une telle performance.

1Patrick Chamoiseau, Dans la Pierre-Monde, consultable sur https://www.potomitan.info/divers/pierre.php.
2Le paysan impossible. Récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017.

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